Le 25 avril 2018, l’Autorité de la concurrence de la Nouvelle-Calédonie (ci-après, « l’Autorité ») a été saisie par le gouvernement de la Nouvelle-Calédonie (ci-après, « le gouvernement ») de deux demandes d’avis portant sur deux avant-projets de loi du pays visant à réglementer les prix ou les marges des entreprises pendant une période de dix-huit mois suivant l’entrée en vigueur de la taxe générale sur la consommation à taux plein (ci-après, la « TGC »), à compter du 1er juillet 2018. L’objectif est de contenir le risque d’augmentation généralisée des prix lié à la non restitution parfaite de la suppression des taxes remplacées par la TGC de la part des entreprises assujetties. Les deux saisines ont été jointes et déclarées recevables sur le fondement de l’article Lp. 462-2 du code de commerce applicable en Nouvelle-Calédonie (ci-après, « le code de commerce »). Avant d’examiner en détail les modifications législatives proposées par le gouvernement, l’Autorité de la concurrence a analysé l’évolution des prix en Nouvelle-Calédonie depuis 2001 et plus particulièrement depuis 2010, pour évaluer l’efficacité des nombreuses règlementations sur les prix et les marges adoptées depuis. Il en ressort que la lutte contre la vie chère sur le territoire est un combat de longue date, qui s’est renforcé à partir de 2010 à la suite de nombreuses manifestations sociales. Celles-ci ont conduit les pouvoirs publics à engager des négociations avec les opérateurs économiques et les partenaires sociaux pour stabiliser ou baisser les prix des produits de premières nécessité (PPN) et, au fur et à mesure, ceux des produits et services de grande consommation (PGC), au point que près de 450 biens et services font aujourd’hui l’objet d’un encadrement des prix ou des marges des grossistes et des détaillants. Or, la multiplication de ces règlementations, par dérogation au principe de liberté des prix qui découle de la liberté d’entreprendre garantie par la Constitution, ne favorise pas la clarté et l’intelligibilité de la loi du point de vue du citoyen. En outre, l’instruction a démontré qu’elle n’a pas permis une baisse structurelle des prix des produits et services offerts aux consommateurs calédoniens. Ainsi, l’écart des prix constaté entre la Nouvelle-Calédonie et la métropole, mesuré par l’indice de Fisher, s’est juste stabilisé entre 2010 et 2015 à un niveau très élevé (+ 33 %) par rapport à celui constaté dans les départements d’outre-mer (environ 10 % aux Antilles Guyane, 7 % à la Réunion et Mayotte). Plus encore, cet écart s’est accentué de près de 20 points si l’on se concentre sur le panier alimentaire métropolitain passant de + 89 % à + 108 % sur la période. En outre, l’instruction a mis en évidence le fait que les produits et services soumis à règlementation des prix en Nouvelle-Calédonie n’ont pas baissé, même s’ils ont permis de contenir l’inflation globale sur le territoire, qui reste néanmoins plus importante qu’en métropole et dans les départements d’outre-mer sur la période. A l’inverse, l’analyse de l’évolution des prix par secteur d’activité sur la période 2010-2017 montre que les prix des produits et services de consommation courante peu ou pas règlementés (hygiène corporelle, habillement, chaussures, équipements audiovisuels, informatiques et téléphoniques) ont baissé sensiblement en raison de la concurrence. C’est dans ce contexte que l’Autorité a examiné les modifications législatives proposées par le gouvernement pour plafonner la marge en valeur de l’ensemble des entreprises calédoniennes pendant une période de dix-huit mois suivant l’entrée en vigueur de la TGC, et en cas de dérive des prix manifestement excessive, pouvoir règlementer les prix de manière plus large qu’actuellement, par dérogation au principe de liberté des prix. L’instruction a montré que, comme le craint le gouvernement, le risque inflationniste lié à l’entrée en vigueur de la TGC à taux plein est probable même si, dans le délai imparti, elle n’a pu être en mesure de le chiffrer précisément. Selon les estimations des personnes auditionnées ou interrogées par voie de questionnaire, la non restitution parfaite des taxes supprimées et remplacées par la TGC – qui devrait faire baisser les prix de la plupart des produits (hors produits de luxe et services) –, pourrait conduire à une augmentation des prix dans une fourchette de + 0,3 % à + 5 %. Ce risque résulterait de plusieurs facteurs : une inflation mécanique pour certains services (passage d’une TSS à 5 % à une TGC à 11 %) et certains biens de « luxe » (soumis à un taux de TGC à 22 %) ; le risque de comportement opportuniste de certaines entreprises qui pourraient être tentées de ne pas répercuter entièrement le montant des taxes supprimées dans le calcul de leurs prix de revient et d’augmenter ainsi leur marge brute ; une méconnaissance de la réforme et de ses modalités d’application s’agissant des petites entreprises qui les conduiraient à ajouter la TGC à leurs prix de vente actuels. Ce risque inflationniste serait renforcé par la forte dépendance de la Nouvelle-Calédonie aux énergies fossiles dont les prix pourraient également augmenter en raison des cours mondiaux et impacter le coût des produits importés sur le territoire. L’Autorité en a déduit que l’objectif de maîtrise de l’inflation ou de baisse des prix, lors du passage à la TGC à taux plein, est un objectif d’intérêt général susceptible de justifier une atteinte à la liberté des prix, et plus généralement à la concurrence, dans la mesure où elle apparaît nécessaire pour mettre en œuvre une réforme fiscale majeure attendue depuis plus de trente ans en Nouvelle-Calédonie. L’Autorité s’est donc attachée à vérifier si les mesures proposées porteraient atteinte à la concurrence, et si, dans cette hypothèse, elles seraient adaptées et proportionnées à l’objectif poursuivi. L’instruction a mis en évidence de nombreux risques d’atteinte à la concurrence. Ainsi, le plafonnement des marges en valeur de l’ensemble des entreprises calédoniennes pendant dix-huit mois (nouvel article 19 de la loi du 30 septembre 2016), comme le plafonnement des marges en taux sur les produits règlementés qui pourrait être étendu, cumulent différents inconvénients reconnus par l’ensemble des personnes auditionnées : – un effet « taquet » : dès lors que les entreprises ont le droit de conserver leurs marges en valeur à la date du 1er avril 2018, cela réduira l’intensité concurrentielle sur l’ensemble des marchés calédoniens, les entreprises ayant toutes intérêt à se mettre au niveau du plafond plutôt que de baisser les prix, et ce même si leur coût de revient diminue. A l’inverse, en cas d’augmentation du coût de revient, le maintien de la marge en valeur conduira à une hausse des prix au détriment du consommateur ; – un effet d’éviction : du fait de marges plafonnées sur les produits réglementés, les grossistes-importateurs comme les détaillants pourraient se détourner de ces produits limitant le choix des consommateurs ; – un effet de dégradation : tout en maintenant le prix de vente au niveau constaté le 1er avril 2018, les entreprises pourraient être tentées de maximiser leur marge en s’approvisionnant en produits de moindre qualité pour baisser leur coût de revient, ce qui sera très difficile à déceler, le prix de vente n’ayant pas été modifié ; – un risque de report de marge sur des nouveaux produits ou des produits non règlementés conduisant à une hausse de prix au détriment du consommateur ; – un risque de substitution de produits (ou « effet de contournement »), les entreprises ayant intérêt à profiter de la règlementation parfois très détaillée pour proposer des produits partiellement substituables n’entrant pas dans le champ de la règlementation des prix, contournant ainsi le dispositif pour appliquer la marge qu’elles souhaitent. Au-delà de ces nombreux risques anticoncurrentiels, l’Autorité a constaté que les mesures proposées par le gouvernement posent diverses difficultés de mise en œuvre. En premier lieu, si le contrôle des prix de vente par l’administration est aisé, le contrôle des marges des entreprises en valeur (ou en taux) apparaît beaucoup plus complexe. Il suppose de disposer des moyens humains suffisants pour apprécier, à partir des très nombreux documents qui devront être fournis par les grossistes et les détaillants, l’évolution du coût de revient de chaque entreprise en raison de la suppression des taxes remplacées par la TGC et le respect ou non du plafonnement de la marge réalisée sur le même produit le 1er avril 2018. En second lieu, la sanction encourue en cas de non-respect des mesures proposées par le gouvernement suppose d’engager une procédure pénale (qui peut prendre entre 9 et 18 mois) pour aboutir à une amende de 5e classe, qui sera très peu dissuasive (178 000 FCFP d’amende ou 358 000 FCFP en cas de récidive). Pour l’ensemble de ces raisons, l’Autorité a estimé que les mesures proposées ne sont pas, en l’état, suffisamment adaptées ni proportionnées à l’objectif de maintien ou de baisse des prix poursuivi. Considérant que cet objectif est d’intérêt général dans la mesure où le risque inflationniste lié à l’entrée en vigueur de la TGC est probable, l’Autorité a tout d’abord proposé d’adopter des mesures législatives moins attentatoires à la concurrence qui lui paraissent plus efficaces pour obtenir une baisse structurelle des prix (recommandations principales). Consciente que le gouvernement pourrait ne pas retenir ces propositions, elle a présenté des pistes de réforme pour améliorer l’efficacité des mesures proposées et réduire les risques anticoncurrentiels précédemment identifiés (recommandations subsidiaires). L’ensemble de ces recommandations est présenté dans l’avis. L’Autorité recommande en priorité au gouvernement de maintenir l’obligation pour les entreprises calédoniennes de répercuter sur les prix le « désarmement » complet des taxes supprimées et remplacées par la TGC, pour introduire, en parallèle, une nouvelle procédure d’infraction devant l’Autorité afin de sanctionner individuellement les entreprises qui pratiqueraient des prix (et donc des marges) manifestement excessifs, sur le modèle de la règlementation mise en place en Australie entre 1999 et 2002 lors du passage à la TVA. Cette nouvelle procédure se substituerait au dispositif de plafonnement des marges en valeur et au dispositif de règlementation généralisée des prix en cas de dérive manifestement excessive. Elle reposerait sur la possibilité de saisir l’Autorité de la concurrence en présence d’une présomption de prix manifestement excessif. Celle-ci serait caractérisée par le fait, pour une entreprise, de vendre un bien ou un service à un prix supérieur au prix constaté le 1er octobre 2017 diminué du montant des taxes supprimées et retraité du montant de la TGC. L’Autorité pourrait alors demander à l’entreprise de présenter des engagements dans un délai de deux mois pour baisser son prix et, à défaut, lui imposer une sanction pécuniaire très lourde, pouvant aller jusqu’à 5 % de son chiffre d’affaires. Elle pourrait, à titre complémentaire, l’obliger à publier et/ou à afficher, à ses frais, la décision de sanction afin d’informer les consommateurs sur son comportement illégal. Divers dispositifs d’accompagnement à la mise en œuvre de la TGC à taux plein devraient également être instaurés tels un « guide de conformité » à destination des entreprises pour les aider à recalculer leurs prix TTC (voire un simulateur de prix avant/après TGC), un « guide d’achat TGC incluse » à destination des consommateurs, un double étiquetage des produits un mois avant le passage à la TGC à taux plein, un renforcement de la législation relative à la protection des consommateurs, en particulier en cas de publicité trompeuse ou de défaut d’affichage des prix, une surveillance régulière de l’évolution des prix…